S’il me fallait énumérer l’ensemble des merveilles naturelles du pays des kangourous, un livre ne suffirait pas. Des régions tropicales du nord à la barrière de corail, des formations rocheuses des Bungle Bungle au parc des Flinder’s Ranges, elles procurent à celui qui les découvre des sensations uniques. Dans mon cœur, le désert de Simpson figure incontestablement parmi les lieux les plus exceptionnels.
Sur près de 150 000 km² , il se caractérise par des dunes de sable rouge longues de plus de 200 kilomètres et dont les plus hautes atteignent les 40 mètres. Jusqu’à la fin du 19ème siècle, ce désert abritait de nombreux groupes d’Aborigènes. Malgré les pluies extrêmement rares, ils parvenaient à trouver leur nourriture en se déplaçant sans cesse. Cet écosystème aride est en effet le domaine de plusieurs centaines de variétés de plantes, de plus de 150 espèces d’oiseaux, de nombreux reptiles et de 28 espèces de mammifères endémiques.
Lorsque je sors la tête de ma petite tente, les premières lueurs du jour progressent doucement sur le sable, lui redonnant des teintes vives. Comme si chaque matin depuis l’éternité, le désert renaissait avec le soleil. Sur le sol, des marques trahissent le passage nocturne d’un animal. Les traces dans le sol sont régulières et à leurs tailles, j’en déduis qu’elles doivent avoir été laissées par une souris Spinifex. On pourrait définir ce petit animal comme un kangourou miniature. Bien que n’appartenant pas à la famille des marsupiaux, ses longues pattes postérieures, ses petites pattes, les bonds qu’il peut faire pour s’enfuir et certaines de ses postures font inévitablement penser à l’emblème de l’Australie. Il se nourrit de graines, d’insectes, de racines et de feuilles et c’est probablement en cherchant quelque chose à se mette sous la dent que l’une de ces souris est passée par là.
J’aère mon sac de couchage en le posant sur le sol. D’une de mes deux pochettes de cinq litres, je fais couler un peu d’eau dans la petite casserole du réchaud. Lorsque les bulles apparaissent, j’ajoute un sachet de thé à la vanille. Assis sur mon minuscule matelas, j’avale rapidement le liquide chaud et une barre de céréales. Je ne dois pas perdre de temps. Il fait déjà chaud et dans deux heures le thermomètre dépassera les 30°. Je plie la tente que je fixe sur le porte bagage arrière. Le duvet lui, trouve sa place à l’avant. Sur l’autre côté d’une sacoche, j’accroche le matelas puis pousse mon vélo jusqu’à la piste avec beaucoup d’attention. Les quelques plantes qui recouvrent partiellement le sable ont pour certaines des épines impressionnantes que mes pneus n’apprécieraient pas. Une nouvelle étape commence.
Le désert de Simpson est un paradoxe. Sa couleur est sublime et j’ai parfois l’impression d’évoluer dans un univers magique. Il est également très monotone et surtout, à l’exception d’un ranch et d’un relais routier, totalement inhabité. Ceux qui s’y aventurent sont rares et plus que n’importe où ailleurs, je suis confronté à la solitude. Quand le paysage se dégage ou qu’un promontoire me permet de balayer l’horizon du regard, je ne vois que des dunes, du sable à perte de vue. Il n’y a pas la moindre présence humaine à moins d’une centaine de kilomètres. Juste le désert et moi. Je m’y sens bien, mais aussi tout petit. Dans cet univers aride, il me faut être humble et en aucun cas trop sûr de moi. La nature a toujours le dernier mot. Un incident grave comme une morsure de serpent ou la perte de mes réserves d’eau aurait rapidement des conséquences catastrophiques. Avec le GPS, j’élimine le risque de me perdre. Pourtant, cet instrument exceptionnel ne peut résoudre tous les problèmes et je dois toujours rester vigilant. En une semaine, je n’ai vu qu’un véhicule !
La «Old Andado Track», sur laquelle je roule n’est pas entretenue. Au sable profond qui la recouvre par endroit, je préférerais souvent la tôle ondulée qu’il m’est arrivé de maudire. Certaines portions sont de bonne qualité et ma vitesse correcte. Malheureusement, lorsque le sable s’épaissit, rouler devient alors totalement impossible.
Pour que ma progression ne se transforme pas en calvaire, l’ensemble de l’équipement est réduit à son strict minimum. Mon vélo tout-terrain est un modèle haut de gamme très léger, tout comme les quatre sacoches Chapak qui l’habillent. Le moindre objet a été choisi en fonction de son utilité, de son poids et de son encombrement. Hormis les deux appareils photos et les trois objectifs assez lourds, mes réserves de nourriture, dont une grande partie est lyophilisée, ne doivent pas dépasser le kilo. Je n’ai pour tous vêtements que ce que je porte sur moi et en plus, un T-shirt, un sweat-shirt, un collant en lycra et un blouson en Gore-Tex. Dans ma trousse de toilette, un peu de savon liquide et un rasoir jetable dont j’ai découpé le manche. Des deux livres qui m’accompagnent et dans lesquels je me plonge avant de m’endormir, je déchire et brûle les pages lues au fur et à mesure. J’utilise ma lampe frontale avec parcimonie afin d’économiser les piles et mon journal de bord est de taille réduite. La trousse de secours contient l’ensemble des médicaments dont je peux avoir besoin et du fil et des aiguilles en cas de plaie ouverte. J’éprouve un plaisir tout particulier lorsque je dois soigner un bobo. Si je prends un comprimé, je coupe l’espace devenu vide sur la plaquette et le jette dans les flammes. En m’étant débarrassé d’une infime partie de mon chargement, j’ai le sentiment que pédaler sera moins difficile.
Mes réserves d’eau sont reparties entre une pochette de dix litres, deux de cinq litres et des deux bidons accrochés au cadre du vélo. C’est à la fois un poids énorme à transporter et finalement bien peu en considération de l’effort fourni et la température qui, en milieu de journée, atteint souvent les 40°. Boire à volonté n’est pas possible et je dois absolument me rationner. Bien entendu, je peux au cours de la journée croiser un véhicule dont les occupants accepteraient sans hésiter de renouveler mes réserves, mais je sais ne pas devoir agir dans cette éventualité. Parmi les explorateurs de ce grand pays, beaucoup y ont laissé la vie par inconscience ou tout simplement méconnaissance de ce milieu. Je m’imagine dans la peau de ceux qui les premiers ont foulé cette terre inconnue et je donnerais cher pour avoir eu cette chance.
Je dois descendre du vélo et pousser. C’est devenu une habitude et je me suis fait à cette idée. Il me faut parfois plus d’une heure pour parcourir trois kilomètres, laissant derrière moi des empreintes profondes dans le sable rouge. Les mouches font partie de mon univers comme si pour mieux m’en imprégner, ce désert plaçait sur mon chemin des obstacles et des éléments fort désagréables. Par dizaines, elles se posent sur le haut de mon dos et viennent tourbillonner autour de mon visage. Régulièrement, l’une d’entre elles rentre dans une de mes oreilles avec un bourdonnement insupportable. Il m’arrive aussi d’en avaler, alors que la bouche ouverte, je prends ma respiration. Je peste parfois contre elles même si j’ai conscience de la totale inutilité de cette réaction.
Après des jours de solitude, si l’on ne tient pas compte de la compagnie des mouches, je parviens à Mount Dare. Installé quelques kilomètres au sud de la frontière entre le territoire du nord et l’état d’Australie méridionale, ce relais routier me fait penser à celui de Bruce et Jacky, Rabbit Flat. Situé à l’intersection de plusieurs pistes, il accueille les rares voyageurs qui s’aventurent jusque-là. À proximité d’une éolienne, une grande bâtisse et un hangar. À l’intérieur, je profite de l’aspect vivifiant de l’air conditionné et avale en peu de temps un litre et demi de boissons fraîches. Phil et Rhonda sont les propriétaires des lieux. Ils apprécient l’isolement, mais sont également enthousiastes à l’arrivée d’un étranger. Plus encore si celui-ci arrive en vélo et malgré les odeurs fortes qui doivent se dégager de mon corps et de mes vêtements, pas lavés depuis 14 jours. Après une douche réconfortante, je rase ma barbe épaisse et lave mon T-shirt. En le sortant de la machine, il a retrouvé un peu de son aspect d’origine malgré les grosses taches qui subsistent.
Au petit matin, les kilomètres qui défilent doucement sous mes roues modifient sensiblement le paysage. Les dunes sont moins hautes et le sol se transforme par endroits en une terre craquelée par le soleil.
Aussi loin que se porte mon regard, il n’y a pas un arbre, pas même un arbuste et de ce fait pas la moindre trace d’ombre. J’ai l’impression d’évoluer à l’intérieur d’un four et je bois d’une manière régulière une gorgée à la fois que je garde un bon moment dans la bouche avant de l’avaler.
La piste est correcte et je pédale avec mon casque audio sur la tête. Dans les écouteurs, Jean-Louis Trintignant raconte « Le Petit Prince». Je me sens aussi seul que Saint-Exupéry dans le Sahara, suite à une panne sur son avion ou que le Petit Prince lui-même, isolé sur sa minuscule planète. Je suis aussi parti à la découverte du monde et sur ma route, j’ai également appris beaucoup sur moi-même et sur les autres. Confortablement installé dans mon sac de couchage, je griffonne quelques notes sur mon journal de bord. Il est 18h30 quand le sommeil m’emporte.
La source d’eau chaude de Dalhousie marque une nouvelle étape dans cette « traversée du désert ». Devant cette piscine naturelle permanente, les occupants de trois véhicules tout-terrain profitent de l’ombre des arbres. Cet endroit répond bien à la définition d’un oasis. Pour les Aborigènes de la région, il a toujours été un site important, leur procurant nourriture et eau. Ils l’avaient tenu secret en 1859, lors du passage de Stuart, le célèbre explorateur. Plus loin, des maisons abandonnées témoignent de la tentative d’implantation d’un ranch. Les conditions difficiles ont finalement eu raison des courageux fermiers qui finirent par baisser les bras.
Dans une quinzaine de jours, le Simpson sera derrière moi. Immergé dans l’eau dont la température dépasse les 35°, je m’imprègne de ce moment. Loin de tout, je profite de ces instants uniques pour refaire le monde, conscient que pour apprécier à ce point cet état de plénitude, il me faut découvrir la planète, sans cesse davantage avec les yeux grands ouverts d’un enfant devant ses cadeaux de Noël. Et que pour découvrir, j’ai besoin de me retrouver dans des situations extrêmes, en allant puiser au plus profond de mon être.
© Photos : Renaud Fulconis / DPST