Tout est encore endormi. Dans les arbres, les oiseaux attendent impatiemment les premières lueurs du jour pour entonner leurs chants, quelques heures encore. Sur le bitume frais, une longue file de voitures progresse vers le sud.
À chaque intersection, elle s’allonge et dessine un long serpent sur la route du bord de mer. Ma montre indique 2 heures. À proximité de Cap méchant, les voitures ralentissent et tentent de se frayer un chemin. Malgré la nuit encore bien noire et l’heure plus que matinale, il y a dans l’air l’annonce d’un événement exceptionnel. Le rythme régulier des instruments d’un groupe de percussionnistes vient s’ajouter au brouhaha, tout comme les vagues qui s’écrasent sur la plage. Il y a des gens partout. Comme moi, beaucoup portent un petit sac sur le dos et aux pieds, une paire de chaussures de trail. Dans leurs yeux, je devine le doute, l’appréhension ou encore la confiance ou l’impatience.
À 4 heures, le starter marquera le départ de La diagonale des fous, l’une des courses les plus dures qui soient malgré un programme finalement assez simple : traverser le plus vite possible l’île de la Réunion, du sud au nord, soit 132 kilomètres avec 8 000 mètres de dénivelé positif, et autant de négatif. Un chemin de croix pour beaucoup ! Au contrôle, installé à l’entrée d’un grand stade, des bénévoles vérifient que nous avons bien en notre possession une couverture de survie et une lampe frontale. Mon sac contient également un blouson en Gore-Tex, des chaussettes de rechange, quelques barres énergétiques et un appareil photo. Le poids total dépasse à peine les trois kilos.
Dans l’espace réservé aux coureurs, beaucoup sont assis sur la pelouse, plaisantant comme pour ne pas penser à ce qui les attend. Entassés derrière la ligne de départ, nous attendons, piétinons. Nous sommes 1 600, dont 400 femmes, venus des quatre coins de l’île, de métropole, de Grande Bretagne, d’Allemagne, de Belgique, du Japon et même des contreforts de l’Himalaya puisqu’il y a parmi nous un sherpa népalais.
Lorsqu’un coup de feu nous libère, les centaines de spectateurs matinaux se mettent à crier. Nous progressons au milieu d’une rangée de flambeaux avant de gagner une petite route qui monte progressivement. Les lumières de la ville sont derrière nous, mais l’éclat de la pleine lune, énorme dans le ciel, éclaire notre chemin comme en plein jour. Les clameurs du départ ont cédé la place à un silence insistant, tout juste rompu par le souffle régulier de chacun de nous et le choc de nos pas sur le bitume. Lorsqu’un sentier étroit remplace le macadam, courir ne devient plus possible. Commence alors une longue ascension.
Si les premiers ont déjà une bonne distance d’avance, nous formons encore un groupe compact qui s’étire peu à peu dans la montagne. Les uns derrière les autres, nous progressons à un rythme que je juge bien souvent trop lent.
La qualité du terrain est vraiment médiocre, les racines sont nombreuses, les pierres également. Parfois, il me faut faire un effort considérable pour doubler sans les gêner, ceux qui me précèdent. Le jour s’est levé et au loin dans notre dos, Saint-Philippe, près du départ, semble minuscule. La cime de petits arbres nous protège du soleil qui lance par moments ses rayons dans nos cous.
Foc Foc est le premier vrai point de ravitaillement. Nous sommes au sommet de la première difficulté, à 2 235 mètres d’altitude, au kilomètre 18. Sous de grandes tentes sont installées des tables. Dans les assiettes, des bananes, des oranges, du chocolat. Les bénévoles nous proposent de l’eau, des boissons sucrées et de la soupe. De mon petit sac à dos, je sors mon appareil photo et fixe ces moments avant de manger un peu et de boire beaucoup. Sur la pelouse, chacun utilise ses propres méthodes pour récupérer. Certains font des étirements, d’autres, allongés, goûtent à quelques minutes de repos. Un peu plus loin, le parking de la route du volcan annonce le 25ème kilomètre et pour certains d’entre nous, la fin du Mini raid. Les kinésithérapeutes sont très occupés. Les jambes et les pieds douloureux sont déjà nombreux.
Après une dizaine de minutes, je poursuis ma progression, longeant le piton de la fournaise. Le volcan est superbe, entouré de ses coulées de lave asséchée. Dans le ciel bleu, quelques nuages viennent frôler l’horizon. Durant un moment, j’accuse le coup et engloutis une bonne partie de mon alimentation énergétique. Le parcours est momentanément plat et me permet de retrouver mes forces. La plaine des sables est somptueuse. Paysage désolé, dénué de toute forme de vie, il me donne l’impression de marcher sur la lune. Si l’absence de dénivelé pouvait me permette de courir, je décide de poursuivre ma progression en marchant à un bon rythme. Les montées s’enchaînent sans me faire particulièrement souffrir.
C’est en début d’après-midi que je parviens à La Diligence, kilomètre 43, soit au tiers de la course. À la musique d’un groupe local, je mange une assiette de riz, masse mes pieds avec de la vaseline pour limiter les frottements avec les chaussures et change mes chaussettes. Après une petite heure d’arrêt, je retrouve le parcours en direction du coteau Kerveguen. Le sentier monte progressivement puis, parfois, d’une manière beaucoup plus raide. Je m’arrête régulièrement pour faire des étirements et profite de temps à autre de la compagnie d’autres concurrents. Par moments, le sentier redescend assez abruptement, nous obligeant à utiliser des échelles métalliques de cinq à huit barreaux. Le paysage est une fois encore totalement différent, alternance d’une forêt tropicale d’altitude et de plateaux dégagés, témoignant de la grande diversité des biotopes de cette petite île de l’océan Indien. Je la trouve splendide, bien davantage qu’en 1987, année au cours de laquelle je l’avais découverte lors du tout premier triathlon organisé ici. Cette fois, j’ai l’impression de la vivre beaucoup plus intensément en la parcourant par ses chemins intérieurs. À plusieurs reprises je reste abasourdi par la splendeur de la nature qui s’offre à mes yeux, n’hésitant pas à perdre quelques minutes pour mieux m’en imprégner, comme si cette nourriture visuelle me permettait de reprendre des forces.
Dans l’après-midi qui s’avance, les huit kilomètres d’ascension du coteau Kerveguen mettent rudement à l’épreuve mes jambes, mais surtout mes pieds.
Les cailloux énormes qui jalonnent le sentier sont autant d’obstacles à surmonter. De temps en temps, une seconde d’inattention me fait négliger l’un d’entre eux que ma chaussure vient heurter brutalement. La douleur est foudroyante, je serre les dents, intériorise le cri qui pourrait s’échapper de ma bouche et continue. Mes orteils sont meurtris et certains de mes ongles me font tout particulièrement souffrir. Les deux bidons de ma réserve d’eau sont presque vides et durant plus d’une heure, je rationne le peu qu’il me reste, ne buvant qu’une gorgée à la fois. Il fait chaud et sur ce chemin abrupt, il m’est difficile de marcher droit. Le ravitaillement se fait attendre et c’est complètement déshydraté que je finis par y parvenir. J’avale plusieurs gobelets de soupe chaude et des berlingots de lait concentré alors qu’un bénévole passe au crayon optique le code barre collé sur mon dossard. Il permet de connaître ma position à chacun des points de passage et empêche la triche.
En repartant de chacun des ravitaillements, je me sens presque comme neuf. Mon moral est au plus haut et je ne ressens pas vraiment la fatigue. Il reste à présent moins de neuf kilomètres (dont quatre quasiment plats) et 1 000 mètres de dénivelé négatif pour rejoindre Cilaos. Cette petite commune construite dans le cirque dont elle porte le nom, marque la borne 67 et le principal bivouac de l’épreuve. C’est là que j’ai décidé de m’arrêter quelques heures afin de recharger totalement mes batteries.
Une petite dizaine de kilomètres, c’est finalement assez peu. Pourtant, il me faudra plus de trois heures pour les parcourir ! Par endroits, la pente est vraiment raide et la descendre demande plus de concentration encore que de la monter. Formant une longue file sur le flanc de montagne, nous portons une sérieuse attention au moindre ne nos pas. Souvent encore, mes pieds viennent se cogner brutalement et douloureusement contre racines et rochers. Au loin, en contrebas, nous distinguons très nettement la musique d’un groupe de percussionnistes. Si proche et pourtant encore bien loin. Dans cette descente extrêmement périlleuse, doubler n’est pratiquement pas possible. Je me range pourtant parfois afin de laisser passer un concurrent pressé. Pour ma part, je reste à ma place dans la file, évitant de trop penser au vide qui borde ce sentier minuscule.
Le soleil est à présent caché et la fraîcheur m’incite à revêtir mon blouson en Gore-Tex. La lumière est moins intense et sous les branches des petits arbres, il fait même plutôt sombre.
Certains ont allumé leur lampe frontale, dessinant une multitude de points tels des porteurs de flambeaux sur une piste de ski. La descente est une suite sans fin de lacets, tous plus escarpés les uns que les autres. Les passages d’échelles n’en finissent plus et ralentissent notre progression. Je trouve des passages particulièrement dangereux et il m’arrive de maudire les organisateurs de nous faire emprunter un tel sentier après plus de 60 kilomètres de course. Plusieurs fois, je pense à ceux qui passeront là plus tard, dans la nuit noire, et le calvaire qu’il leur faudra endurer. Lorsqu’une clairière apparaît soudain, je respire enfin. Autour de moi, des pins superbes dégagent une odeur fort agréable. C’est une forêt de cryptomérias, annonçant la fin de la descente et la proximité de Cilaos. À côté du ravitaillement, les percussionnistes s’accordent un moment de pause. Pas moi, je préfère gagner la commune le plus vite possible et emprunte sans tarder la route non éclairée. Ma montre indique 19h45 lorsque j’arrive au point de contrôle. Il m’a donc fallu plus de 15 heures pour parcourir les 67 premiers kilomètres avec, en ce qui concerne le dénivelé positif, 5 753 mètres déjà effectués. Nous sommes à 1 062 mètres d’altitude.
Des yeux, je tente de trouver Thierry, mon cousin qui habite l’île et qui devait m’attendre ici. Pendant deux heures, je le cherche en faisant le trajet entre le centre du bourg et le point de ravitaillement où j’avale un bon nombre de gobelets de soupe. Sans succès. Dans la salle de restaurant, certains prennent un repas complet alors que tout près, d’autres se font masser ou essayent de dormir dans le grand dortoir aménagé par l’organisation. Pour ma part, je me rends dans le gîte que j’ai réservé à quelques pas de là. Dans la salle de bain, mes vêtements sont noirs de poussière et de transpiration. Je reste longtemps sous la douche, prenant plaisir à voir l’eau sale couler sur mes jambes. Ce contact chaud est un vrai plaisir et sous le jet, j’effectue quelques étirements. Presque comme neuf, allongé sur mon lit, je masse mes cuisses et mes mollets avant de soigner mes pieds. À la base de mes orteils et aux talons, les ampoules sont de petites bosses douloureuses.
Un peu plus tard, en sortant, je tombe nez à nez avec Thierry qui m’attendait dans la forêt de pins, juste avant la route et qui ne m’a pas vu passer. Nous restons quelques instants à discuter avant que je ne l’abandonne pour aller dormir, il est minuit. Sans doute paniqué à l’idée de plonger dans un profond sommeil, je somnole à peine et regarde ma montre sans arrêt. Pourtant, lorsqu’elle indique 1h45, je me sens totalement reposé et d’attaque pour repartir. Après avoir appliqué une seconde peau et des pansements sur mes ampoules, j’enduis une nouvelle fois mes pieds de vaseline et mets des vêtements propres.
Dehors, l’air est un peu frais et je ne regrette pas le blouson que j’ai sur le dos. Au ravitaillement, je fais le plein de barres énergétiques et remarque à proximité un tableau où figure la liste des abandons. Elle est déjà bien longue et s’allongera encore pour compter 600 noms. Dans la salle de restaurant presque vide, deux concurrents racontent leur course devant une tasse de café. L’un d’eux accepte de repartir avec moi. Il s’appelle Sylvain, est à peine plus jeune que moi et réalise également son premier Grand Raid. Sur les premiers kilomètres, à peu près plats, il me parle de son métier d’éducateur sportif et nous échangeons nos sensations sur la distance effectuée. Bientôt, le sentier étroit monte à travers une forêt dense. Nos pas, tout juste éclairés par la lueur de nos lampes frontales, s’enchaînent à un bon rythme. Parfois derrière lui, parfois devant, nous nous entraînons l’un l’autre. Nous doublons de nombreux coureurs en les encourageant.
La pente est raide et de temps à autre, Sylvain est distancé. Après m’être arrêté plusieurs fois pour l’attendre, j’accélère le pas et trouve un rythme qui me convient mieux. Pendant près de deux heures, je vais marcher totalement seul dans cette forêt. Autour de moi, le silence est intense et l’ombre des grands arbres semble démesurée à la lumière de ma lampe. Sur le bord du chemin, des concurrents endormis, enroulés dans leur couverture de survie goûtent à un sommeil probablement inconfortable. Sans doute avaient-ils fait le choix de ne pas s’arrêter à Cilaos et ont été vaincus par la fatigue et la solitude lors de l’ascension de ce col du Taïbit. J’apprécie de me retrouver seul, comme c’était le cas dans les déserts australiens. Mes pensées vagabondent. Alors que le sentier monte toujours, je commence à discerner à travers les branches les premières lueurs du jour. Lorsque la forêt disparaît, les rayons du soleil teintent la roche de couleurs somptueuses. La montagne est splendide et me fait oublier quelques instants les terribles douleurs à mes pieds. Deux ou trois de mes ampoules ont dû s’ouvrir et je fais tout mon possible pour ne pas y penser.
Après ce col à 2 082 mètres, j’amorce sur l’autre versant la descente vers la commune de Marla. Soudain je m’arrête, le souffle coupé. Si le panorama était magnifique de l’autre côté, je ne trouve pas les mots pour décrire celui qui apparaît à présent devant moi.
Dans un calme incroyable, le cirque de Mafate s’éveille aux rayons solaires. Au milieu, une petite vallée où se devinent des maisons minuscules, regroupées en hameaux. Je comprends mieux pourquoi cet endroit n’est accessible qu’à pied ou par les airs.
La lumière du jour devient plus intense et gagne peu à peu cette vallée des merveilles. La descente est extrêmement raide et met durement à l’épreuve mes jambes et mes pieds. Lorsqu’une racine barre le passage et qu’une de mes chaussures vient la heurter brutalement, je ne parviens pas toujours à intérioriser le cri qui déchire le silence d’une manière indécente.
À présent, je distingue nettement les maisons, un chemin et même un chien qui court dans tous les sens. Plus que la montée du col, cette descente me fait souffrir et c’est vidé de mes forces que j’arrive au point de contrôle et de ravitaillement installé dans l’ancienne école de Marla. Sous une grande tente, je m’allonge sur un des lits de camp et retire mes chaussures et mes chaussettes. Les ampoules sont plus nombreuses. Patiemment, un jeune infirmier les soigne une à une. Après avoir retiré la lymphe avec une seringue, il injecte sous la peau une dose d’éosine. Le contact du liquide sur la chair à vif brûle terriblement. Il répète l’opération à six reprises avant d’en découvrir d’autres entre les orteils, de les soigner, et de les recouvrir d’un petit pansement. Je passe plus de trente minutes allongé, essayant de rassembler mes forces. Lorsque j’y parviens enfin, je mets des chaussettes propres et reprends ma progression. Il reste 55 kilomètres.
Après le gué de la rivière des Galets, le parcours remonte en direction de la plaine des Tamarins. À 1 770 mètres d’altitude, tout incite au repos tant l’endroit est apaisant. Ici et là d’ailleurs, certains n’ont pas résisté à la tentation. Sous de grands arbres blancs, on trouve de l’herbe d’un vert intense et de la fraîcheur propagée par les ruisseaux qui traversent ce lieu. Le col des Bœufs représente la difficulté suivante, mais une fois encore, c’est dans la descente que je souffre le plus. Une descente interminable, ponctuée de véritables murs qui cassent un rythme déjà trop lent à mon goût.
Franchir la ligne d’arrivée implique obligatoirement d’en passer par là, de fouler chaque caillou du parcours et de s’imprégner de difficultés qui pourraient pourtant sembler insurmontables. Mes pieds crient à l’aide, mais j’ai décidé de ne pas les entendre. Heureusement, le paysage est toujours somptueux et représente pour moi un ravitaillement permanent. Le tracé longe une rivière qu’il faut traverser souvent. Son flot est puissant et se transforme régulièrement en de petites chutes. Lorsque le sentier s’éloigne légèrement du cours d’eau, il entre en sous-bois. Le sol n’en est pas moins détrempé et très glissant. Deux fois, une branche salvatrice m’empêche de faire le grand saut.
Au point de contrôle suivant, je reste un moment assis sur une pierre, vidant les uns après les autres des berlingots de lait concentré. Depuis le départ, j’ai finalement peu mangé. Hormis l’assiette de riz de La Diligence, je n’ai pour l’instant avalé que des barres énergétiques, des barres aux pruneaux et un bon paquet de ces sachets de lait. Ma consommation liquide doit représenter un demi-litre à l’heure, par petites gorgées régulières, soient environ 12 litres depuis le Cap Méchant. Ce volume principalement consommé sous forme d’eau, de coca et de soupe. Sans doute ai-je pour l’instant bien géré mon alimentation puisqu’aucun trouble gastrique n’est venu gêner ma progression. D’autres concurrents ont eu moins de chances. Certains ont dû s’arrêter, pris de vomissements, d’autres au contraire se sont retrouvés prostrés sur le bord du chemin, incapables de prononcer un mot, victimes d’hypoglycémie. La réussite ne tient pas seulement à un excellent entraînement, elle prend également en compte différents paramètres qu’il faut pouvoir gérer, du début à la fin. Je considère en ce qui me concerne que j’aurais dû mieux préparer mes pieds et surtout, partir avec des chaussures plus grandes. Lorsque la végétation s’éclaircit, apparaît le plateau du Grand Sable. Le point de vue permet d’apercevoir au loin, l’océan, pourtant distant à vol d’oiseau d’une bonne quinzaine de kilomètres. Le ciel donne une lumière superbe qui vient frapper tous les éléments du paysage en contrebas, montagnes morcelées, villages, routes.
Grand Ilet représente la borne 95. Les 3/4 du parcours sont effectués et un arrêt s’impose. En compagnie de Daniel, un triathlète qui m’accompagne depuis plusieurs kilomètres, je mange une assiette de riz et des yaourts avant de me rendre à la table de massage. Je préfère garder mes chaussures, imaginant ne pouvoir les remettre. La zone de ravitaillement est surplombée par un pan de montagne peu accueillant. Sombre, très raide, il impose à ceux qui le regardent un certain respect. J’avale ma salive. Ayant le vertige, j’ai jusque-là réussi à le surmonter même si certains passages étaient vraiment délicats. En voyant ce mur devant moi, je n’en mène pas large et me garde bien d’en parler. Lorsqu’au bout d’une heure, Daniel et moi retrouvons le sentier, décidés à aller ensemble jusqu’au bout, nous échangeons nos impressions sur ce qui nous attend. Je lui confie mon mal et lui demande de bien vouloir me devancer dans la paroi, et de ne cesser de me parler.
La Roche Ecrite est la partie la plus escarpée du tracé avec une pente moyenne de 32% sur 2,9 kilomètres. De 1 130 mètres, nous allons monter à 2 050 !
Le dénivelé ne me fait pas peur et c’est à un rythme soutenu que nous entamons d’ascension. Le chemin en lacets est très étroit, parfois moins d’un mètre et plonge directement sur le vide. J’incite Daniel à progresser aussi vite que possible. Mes yeux ne quittent pas l’arrière de ses chaussures. À certains moments, je suis envahi de bouffées de chaleur et si je ne me contrôlais pas, je céderais aisément à la panique. Plus nous montons et plus cette sensation désagréable est évidente. Alors que nous avons parcouru un quart de l’ascension, je profite d’un élargissement du chemin pour m’asseoir. Ma tête tourne terriblement, la panique est toute proche. Je propose à Daniel d’attendre un autre concurrent afin qu’il marche derrière moi. Ainsi encadré, je me sens un peu mieux.
Lorsque je suis habité par des pensées négatives, je visualise ce que serait la descente si je ne pouvais aller plus loin, bien pire, ce qui parfois augmente encore mon état de stress. Alors je parle et pose des questions à Michel, notre nouveau compagnon, qui en est à sa cinquième participation et qui habite l’île. L’écouter parler me détourne un peu du vertige et nous gardons un rythme très élevé. L’ultime partie de la Roche Ecrite est si raide qu’une corde est tendue sur la paroi. Je m’y accroche fermement et ne quitte pas le sol des yeux. En arrivant au sommet, j’ai l’impression de planer tant je suis heureux d’être parvenu à surmonter ce mal handicapant. Je serre des mains, souris aux bénévoles du ravitaillement du plateau et m’imprègne du panorama dont je n’ai jusque-là pas pu profiter.
Il est 16 heures. Il reste 32 kilomètres pour voir Saint-Denis et la ligne d’arrivée. Nous marchons désormais dans un environnement plat et dénué de végétation. La progression est facile et notre rythme assez élevé. Pendant une petite heure, Daniel et moi retrouvons les sensations de la course à pied, oubliant les douleurs et la fatigue.
Lorsque nous pénétrons dans une forêt dense et humide, digne d’une parcelle d’Amazonie, le sentier devient un véritable casse-pattes où se succèdent montées courtes, mais très raides, et descentes techniques, encombrées de racines et de troncs d’arbres. La nuit tombe assez vite et pour la dernière fois, nous allumons les lampes frontales. Notre duo se renforce de deux autres concurrents qui profitent de notre progression rapide et s’accrochent à nos baskets. Nous évoluons en relais, changeant de leader dès que la vitesse diminue sensiblement.
Les nuages obstruent le ciel et la température descend considérablement. Sur mon T-shirt mouillé, j’enfile mon blouson. Par intermittence, l’un de nous se retrouve lâché. À mon tour, je vais passer un moment à la traîne, ne sachant plus comment poser mes pieds tant la douleur est intense, comme si chaque pas m’envoyait une décharge électrique des orteils aux talons. Pourtant, lorsqu’arrive un ravitaillement où sont arrêtés mes compagnons, je poursuis mon chemin et parviens même à accélérer l’allure. Seul, Daniel me rattrapera, au bout d’une bonne demi-heure. De nouveau, je force le rythme qu’il ne peut suivre. Ce ne sont plus mes jambes qui me font avancer, mais plutôt une sorte d’énervement, sans doute dû à la fatigue. Je parle tout seul, crie même dans la nuit des phrases que je trouve drôles.
Le Colorado est le tout dernier ravitaillement. Certains concurrents semblent y avoir élu domicile. Je bois, mange correctement et attends Daniel qui ne tarde pas à me rejoindre. Nous repartons très vite, pressés d’en finir. L’arrivée est à 7 kilomètres, tout en descente. Nous pensons y être en moins de deux heures.
J’aurais dû me souvenir qu’on ne vend pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Comment aurions–nous pu imaginer que ces sept petits kilomètres, ces 400 petits mètres de dénivelé négatif, cette goutte d’eau comparée à l’océan que nous venons de traverser, serait notre pire calvaire ?
C’est vrai, les descentes font davantage souffrir que les montées, mais si près de l’arrivée, nous ne nous attendions pas à nous retrouver confrontés à un parcours aussi techniquement pénible.
D’abord douce, la pente devient très raide, mais surtout, elle est jonchée de rochers énormes bouchant le passage. Pour chacun d’eux, je dois poser mes mains, faire passer mes jambes et me redresser de l’autre côté. La nuit est très noire et en contrebas, les lumières de Saint-Denis ne grossissent pas d’un pouce. Daniel prend de l’avance, mes pieds me font souffrir le martyr. Il me semble marcher sur des braises, ne comptant plus les fois où mes chaussures heurtent la pierre. Ce chemin en lacets est interminable. Le vide tout proche accentue mon malaise. Je parle tout haut, imaginant avoir raté une balise et progressant dans une mauvaise direction. En riant nerveusement, nous nous en prenons aux organisateurs, nous demandant quelle idée leur a pris de placer sur ce sentier des pierres aussi grosses. Nous rions aux éclats quand ce n’est pas une larme qui vient perler au coin des yeux. Voilà 2 heures que nous avons quitté Le Colorado et toujours pas le moindre indice indiquant la proximité de l’arrivée. En serrant les dents, je marche sans toujours contrôler mes mouvements. Je tombe parfois, tant j’ai du mal à passer certains obstacles.
Malgré notre lenteur, nous avançons tout de même jusqu’à entendre des moteurs de voiture passant sur une route toute proche. Le chemin la rejoint puis la longe. Devant nous, plus bas, le stade de la Redoute marque le point final de cette course hors du commun. Ma montre indique 23h50, nous avons mis près de quatre heures pour les sept ultimes kilomètres et maintenant, nous trouvons la force de courir. En plaisantant, je dis à mon compagnon qu’il nous reste tout juste cinq minutes pour passer la ligne ce samedi. Nous accélérons, puisant au plus profond les dernières forces nécessaires.
Pour le tour de stade, les douleurs ont disparu, tout comme la fatigue. En passant sous le chronomètre qui indique 43 heures et 57 minutes, mon visage doit être illuminé d’un grand sourire.
De cette course, je repartirai avec une médaille, un t-shirt sur lequel est cousu « j’ai survécu », mais surtout plein d’images en tête. Une nouvelle fois, je suis allé au bout de moi-même et j’ai appris à me connaître mieux encore. Et 44 heures d’efforts extrêmes pour cela, c’est finalement bien peu !
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