Vu du parc d’Amboseli, le mont Kilimandjaro est absolument somptueux. il domine la plaine et les animaux de ses 5 895 mètres, comme une mère surveillerait ses petits. Souvent entouré d’un anneau de nuages, il impose ses neiges éternelles à la chaleur écrasante.
Le Kilimandjaro est à la fois la plus haute montagne d’Afrique et le plus haut volcan de la planète. Venir ici sans le gravir me laisserait un goût d’inachevé. Les guides touristiques annoncent qu’un « droit d’escalade » a été décrété par le gouvernement tanzanien pour qui la montagne sacrée est devenue une véritable source de profit. Ainsi, il faudrait débourser la somme minimum de 380$ (en 1989) afin d’obtenir le droit de faire l’ascension. Entre la fin des études et le service national, je ne dispose que d’un budget très limité et ne pourrai pas dépenser plus de 150$.
Pour parvenir au sommet, il existe plusieurs voies. Les pistes Mweka et Umbwe commencent dans la petite commune de Moshi ou à proximité. De la piste Umbwe s’échappe la piste Machame ; mais la voie la plus couramment empruntée est la piste Marangu, partant du petit village du même nom. C’est donc là que je me retrouve, déposé par un bus. Avant même de savoir où je vais dormir, je me mets en quête d’un guide. Après quelques questions posées au hasard, on finit par m’indiquer un bar. Au fond d’une pièce peu éclairée, on me présente un petit homme au visage buriné pour qui j’ai bien du mal à donner un âge. Dans un anglais approximatif, il me donne son prix. Nous discutons et finissons par tomber d’accord sur 120$. Si je ne m’étais pas retenu, je l’aurais embrassé.
Au petit matin, il m’attend à l’entrée du village, un gros sac de toile sur la tête. Il porte les mêmes vêtements que la veille, un pantalon et une veste sales, aux pieds, une vieille paire de sandales. Nous laissons derrière nous les dernières maisons avant d’atteindre l’entrée du parc, à 1 800 mètres d’altitude. Là, il faut s’acquitter d’un droit d’entrée et d’une somme forfaitaire correspondant au nombre de jours prévus pour l’ascension. C’est aussi là qu’il est possible de louer des blousons, des laines polaires, des gants et des bonnets. Dans mon sac, j’ai mis le strict minimum et surtout, assez peu de vêtements chauds. Je pense que cela suffira.
La porte du parc marque le début de la forêt, la fin des hauts plateaux et des terres fertiles où poussent bananiers, orge et caféiers. Avec ses allures de jungle tropicale, c’est le royaume des antilopes, des léopards et parfois des éléphants. Au cours de cette journée, nous traversons cette étendue verte et humide où se mêlent les arbres immenses et les lianes, sur fond de criques et de chutes d’eau. Les racines sur le chemin sont autant d’obstacles à enjamber.
Mon guide marche pieds nus, sa voûte plantaire devenue insensible.
Plus douce que dans la plaine, la température reste agréable, idéale pour marcher sac au dos. Ce début d’ascension se fait tranquillement. Je m’arrête souvent pour prendre des photos ou observer un oiseau qui semble en chantant saluer notre passage. D’un seul coup, la forêt laisse la place à une lande dégagée, comme par enchantement. Il nous faut peu de temps encore pour atteindre Mandara Hut, marquant le terme de ce premier jour, à 2 550 mètres d’altitude, au pied du cratère Maundi. Sur un promontoire sont installées quelques cabanes de bois dont le toit touche le sol. La température a dégringolé. Le ciel se couvre quand je mets un sweat-shirt sur mon dos.
La seconde étape représente une marche d’une quinzaine de kilomètres. Les pentes sont escarpées jusqu’à Horombo Hut où nous parvenons au bout de cinq heures. Certains randonneurs s’y arrêtent pour deux jours, afin d’acclimater au maximum leur organisme à l’altitude. Je m’offre une boisson fraîche dont le prix a considérablement augmenté depuis le niveau de la mer… Tout ce que l’on trouve ici est monté à dos d’homme. Je sympathise avec Andrew, un Anglais qui plongé dans un petit manuel, tente d’apprendre les rudiments du Swahili.
Après la chaleur du matin, les nuages apparaissent aux alentours de midi. Le mercure du thermomètre fait une sacrée chute. Il doit y avoir en deux ou trois heures, une quinzaine de degrés de différence. De son gros sac de toile, mon guide sort de quoi préparer le dîner. Des féculents, des légumes et un fruit pour dessert. Le prix de mon ascension est ridicule comparé à celui qu’ont payé d’autres randonneurs. Jusqu’à quatre fois plus cher que le mien. C’est vrai, ils ne portent pas leurs sacs à dos et à l’heure du repas, sont servis sur une nappe ! Pour combattre le froid, je décide avec Andrew de marcher à un rythme plus soutenu ce troisième jour.
Le Kilimandjaro se rapproche progressivement quand nous entamons la zone désertique. À perte de vue, le sol est totalement dénudé, noir, sans le moindre brin d’herbe.
Sur notre droite, le mont Mawenzi, moins haut, mais plus technique et surtout beaucoup moins mythique. Nous sommes à plus de 4 000 mètres et en cette fin de matinée, les nuages n’ont pas encore fait leur apparition. Je fais des photos, de plus en plus gêné par un terrible mal de crâne. À travers le désert de pierres, je marche péniblement, mettant mon état sur le compte du rythme soutenu. Ma tête tourne et je ne suis plus que l’ombre de moi-même lorsque nous poussons la porte de Kibo Hut, un peu en dessous des 5 000 mètres d’altitude. Je connais le verdict. Je suis victime du mal aigu des montagnes, le MAM, qui peut frapper d’une manière tout à fait aléatoire, ceux montant trop vite, trop haut. Pour éviter les complications, il est conseillé de ne pas dépasser les 500 mètres de dénivelé par jour, ce qui est loin d’être le cas depuis le début de l’ascension. Les conséquences peuvent être dramatiques : œdème pulmonaire ou cérébral d’altitude puis la mort. Recroquevillé dans mon duvet, je tente de dormir. Je suis incapable de me lever lorsque le dîner est prêt.
Dans le refuge, le silence se fait tôt. Le départ pour l’ultime partie de l’ascension a lieu avant le lever du soleil. Il faut ensuite plus de cinq heures pour rejoindre le pic Uhuru, à 5 895 mètres d’altitude.
Je me retrouve confronté à de terribles cauchemars venant s’ajouter à d’impressionnants vertiges.
La nuit est interminable et j’ai peur de dormir tant les images qui hantent mon sommeil sont terribles. Il gèle dehors et pourtant, à plusieurs reprises, je sors pour vomir, torse et pieds nus, sans la moindre sensation de froid. Et pour couronner le tout, la diarrhée me prend. Le mal s’est un peu apaisé lorsque les autres prennent le chemin du sommet.
Très triste, je leur souhaite bonne chance. Le soleil levé, j’entame la descente en compagnie de mon guide, la mort dans l’âme. Pour me remonter le moral, il me parle de sa famille et de ses onze enfants. Il est allé au sommet dix-sept fois et me dit sa certitude de me revoir un jour. Dès les premières centaines de mètres, mon état s’améliore. Après deux heures, les maux de tête et les étourdissements ont totalement disparu.
Il me faudra revenir.