Il est 6 heures. Ringzin vient de se présenter devant ma tente et m’appelle par de discrets « Good morning Sir ».
J’ouvre les yeux avec peine. Immédiatement, je sens le froid pénétrer le faible espace disponible dans le sac de couchage dans lequel je suis emmitouflé. Il fait -12° dehors, une dizaine de degrés de plus dans l’habitat, et j’extraie sans vraiment le vouloir l’une de mes mains pour remonter la fermeture éclair de ma tente. Il verse dans un mug en métal de l’eau bouillante et y ajoute un sachet de thé avant de me tendre le tout. Je le remercie, referme la porte et me recouche quelques instants. Le réveil est pénible tant j’ai l’impression de n’avoir goûté qu’à quelques heures de sommeil. Je bois quelques gorgées du liquide chaud et plus que bienvenu puis m’assieds, décidé à me mettre en action en commençant par m’habiller. Je ne porte pour l’instant qu’un boxer, un t-shirt thermique et un bonnet. J’allume ma lampe frontale, attrape un pull, une paire de chaussettes et un collant que je glisse dans mon duvet afin de les réchauffer, et j’attends un peu. J’enfile mes vêtements sans précipitation, buvant une gorgée de thé encore bouillant entre deux. Puis j’enfile un buff autour de mon cou, un second pull et m’extirpe du confort relativement douillet du duvet. Je laisse à mon corps le temps nécessaire pour s’habituer à ce démarrage lent, et pourtant violent. Dans les tentes voisines, Jacques et François, mes deux compagnons de voyage, se préparent également.
Nous sommes à Shan Camp, un campement dressé pour nous à l’entrée du parc national de Hemis, à 3800 m d’altitude au Ladakh, dans l’Himalaya indien, à l’extrême nord du pays. Douze jours durant, je vais guider pour Saïga, secteur de l’agence lyonnaise Secret Planet, cette aventure avec le soutien de l’équipe locale dirigée par Jigmet. Pour nous tous un seul objectif, dénicher dans cet environnement montagneux inhospitalier, la panthère des neiges (Panthera uncia), peut-être le plus emblématique des carnivores. Seulement, la voir se mérite. La panthère n’offre son pelage au parfait camouflage qu’à ceux prêts à consentir un certain nombre d’efforts, voire même pour certains, quelques sacrifices.
Ici pas l’électricité, pas d’eau courante si ce n’est la rivière à l’eau presque gelée, pas de réseau, pas de wifi ni même de téléphone qui vibre ou qui sonne, pas de mails à lire ou à envoyer, pas de contacts avec nos proches, rien d’autre à faire que d’attendre entre deux courtes marches, debout dans le froid, l’œil rivé à la longue-vue et ce des heures durant, scrutant chaque crête, chaque rocher, chaque fente dans la pierre, chaque mètre carré du paysage, chaque comportement suspect d’un herbivore pouvant composer le prochain repas de celle que nous convoitons tant.
Pour voir la panthère, il faut ré-apprendre à attendre, ré-apprivoiser la patience, dans des conditions difficiles.
À 4000 m d’altitude, par -12°, il m’est souvent arrivé d’espérer que le soleil se lève et réchauffe enfin l’atmosphère. Notre point d’observation est certes à une cinquantaine de mètres au dessus du camp, mais aussi entouré de hautes montagnes que le soleil doit dépasser pour nous atteindre. J’ai plusieurs fois ressenti qu’une simple pichenette suffirait à briser mes orteils. Par moments, malgré l’immobilité, j’ai le souffle court. Pire encore en marche lorsqu’à la recherche de signes indirects de la présence de la panthère, il faut s’arrêter régulièrement sur les sentiers tracés par des hommes ou des bêtes sauvages, et plus encore lorsqu’il n’y a pas de chemin et que le sol est jonché de cailloux de toutes tailles. De temps à autre, on reprend notre position d’observation dans un silence uniquement troublé par le ruissellement de la rivière à nos pieds. Prendre le temps, chercher, attendre des heures, balayer le paysage d’un regard attentif et soutenu à la recherche du moindre indice indiquant la possible présence de la bête ; voici notre lot pour les jours à venir. Parfois, mon corps s’impatiente de cette immobilité peu singulière et se lance sur quelques pas, un demi-tour, et retour au point de départ.
Au loin, à plusieurs centaines de mètres sur le haut d’une montagne en pente douce, des bharals (Pseudois nayaur) apparaissent dans la longue-vue. Invisibles à l’œil nu, ils paissent une herbe rare dans les premiers rayons du soleil. Le comportement des herbivores composant le régime alimentaire de la panthère des neiges (les bharals sont les proies les plus souvent consommées) peut être un bon indicateur de sa présence. Si le groupe d’une vingtaine d’individus est là paisible, des signes d’énervement et des cris d’alerte pourraient signifier que certains d’entre eux ont aperçu une panthère, même encore lointaine. Pour dénicher le prédateur, commençons par trouver sa proie. C’est partir d’un indice sûr, plutôt que de chercher au hasard celle qui se confond parfaitement dans cet environnement, et nous observe peut-être d’ailleurs amusée d’un surplomb. Scruter chaque mètre des crêtes environnantes est un autre incontournable. L’animal regarde son monde de haut, telle la reine de la montagne qui scrute chacun de ses sujets, pas toujours cependant avec une attention bienveillante. Pour trouver la panthère, il faut aussi suivre la pie bavarde (Pica pica). Cet oiseau opportuniste se repaît des proies chassées par d’autres. Ainsi, elle suit le chat des neiges dans l’espoir d’un déjeuner facile.
Les cinq jeunes pisteurs qui composent l’équipe de Jigmet sont extrêmement qualifiés. Gailson, son fils, a participé au tournage de la séquence sur les panthères des neiges du film Planet Earth II. À partir de 6 heures du matin, et jusqu’à 18 heures environ, ne s’arrêtant que brièvement pour le déjeuner, ils scrutent l’environnement dans un silence absolu. Parfois, l’un d’eux quitte son poste et s’engage dans l’une des passes autour de notre campement. Il marche plusieurs kilomètres, grimpe quelques centaines de mètres de dénivelé et s’arrête régulièrement pour scruter les environs, à la recherche du moindre signe pouvant indiquer le passage ou la présence de notre félin fétiche. Nous marchons sur ses pas, nous arrêtant comme lui à chaque soupçon de Jigmet à la recherche d’un indice. Nous enchaînons à faible allure les kilomètres et le dénivelé. Toujours rien ! Vers 13 heures, Rigzin, averti de notre localisation par talkie-walkie, nous rejoint sac au dos. À l’intérieur, de quoi déjeuner, et pas un simple picnic, un vrai repas chaud préparé au camp par Urgain le cuistot. La pause est de courte durée, le froid nous rappelant qu’il est préférable de se mouvoir un peu.
Le paysage est fascinant, la pierre par endroits découpée en larges tranches parallèles cisaillant les montagnes. Évoluant le long de la rivière que nous traversons souvent, nous sommes entourés de crêtes et de sommets dont les plus hauts, à plus de 5000 m, sont bien enneigés. Sur l’ensemble des douze pays de son aire de répartition, on trouve la panthère à des altitudes pouvant aller de 500 à 5500 m.
Vers 16 heures, nous prenons le chemin du retour en revenant sur nos pas. Au campement, nous ne tardons pas à rejoindre la tente repas où le poêle à gaz tout juste allumé propage peu à peu sa chaleur réconfortante. On échange, on lit, on dîne, on boit des mugs de thé vert et chacun retrouve son sac de couchage avant même qu’il ne soit 20 heures. Enchaîner des tasses de thé reste l’histoire du premier soir, tant s’extraire du duvet et sortir pisser plusieurs fois par -12° nous semblera une expérience peu recommandable.
J’imagine toujours pouvoir me rendormir, ou tente bêtement de trouver une solution pour me soulager sans sortir. Il fallut bien s’y résoudre, et j’effectue alors l’opération en moins d’une minute chrono, n’enfilant au passage que mes chaussures.
Chaque matin est ponctué par le rituel du réveil. Puis chacun gagne à son rythme le sommet du promontoire de pierres au dessus de notre campement. Nous y retrouvons nos pisteurs déjà en place et passons deux à trois heures en leur compagnie, cherchant dans le paysage un signal de la panthère ou de ses proies. Je profite de ces moments de calme, simplement nourri d’un paysage exceptionnel pour faire une courte méditation jusqu’à ce que le froid de la pierre m’oblige à me lever. Plus tard, Rigzin vient jusqu’à nous avec du thé, du café et des biscuits pour lesquels il faut faire l’effort de retirer les gants. Puis c’est le petit-déjeuner servi dans notre tente chauffée, et vers 10 heures, nous nous mettons en marche sur les pas de Jigmet. Il travaille pour l’organisation Snow Leopard Conservancy – Inde, et nous échangeons beaucoup sur nos expériences respectives, notamment sur les questions de coexistence entre humains et carnivores, le domaine d’expertise d’Awely, l’ONG que j’ai créé et que je préside. Nous sommes en contact depuis plus de trois ans, mais nous rencontrons à cette occasion pour la première fois. À chaque fois, je partage le fruit de nos discussions avec Jacques et François.
Le troisième jour, la neige qui tombe encore au réveil a partiellement recouvert le paysage et notre campement. Le ciel bas cache de ses nuages gris le sommet des montagnes. Il fait particulièrement froid, et j’imagine alors la panthère parfaitement à l’aise dans cet environnement, protégée des basses températures par ses poils dont l’épaisseur sur le ventre atteint une douzaine de centimètres. Ses grandes pattes et ses gros coussinets avant facilitent ses déplacements dans la neige. Quand elle se couche pour se reposer, elle s’entoure de sa longue et épaisse queue (jusqu’à un mètre de long) qu’elle utilise comme une couverture mobile. Au déjeuner, la neige a cessé de tomber. Nous prenons la direction d’une nouvelle passe que nous atteignons après une trentaine de minute d’ascension. De là, nous avons un point de vue extraordinaire sur la vallée en contrebas et la sensation d’être seuls au monde. En tout cas seuls à des kilomètres à la ronde, cela ne fait aucun doute. Le ciel couvert donne au paysage un aspect dramatique que je trouve absolument fascinant. Ne manque que la musique de Wagner !
Sonam, l’un des pisteurs, apparaît au loin comme par magie avec sa longue-vue montée sur le trépied. Il s’installe en hauteur, à bonne distance de nous, et devant des montagnes sombres aux sommets acérés qui se dessinent derrière lui. Je reste un bon moment à admirer, et photographier sa silhouette minuscule qui ressort à peine dans ce paysage dramatique jusqu’à ce que la pierre très froide sous mes fesses m’invite à les bouger vite.
C’est au matin du quatrième jour que Gailson découvre une empreinte de panthère dans la neige, à moins de deux kilomètres du camp. Il semble probable que l’animal ait longé la rivière, passant sans doute à faible distance de notre campement. Jigmet reprend la piste, découvre d’autre traces fraîches à peine perceptibles dans le sable et plusieurs marquages sur la pierre. L’animal y a indiqué avec des jets d’urine à l’intention de ses congénères, sa présence et son territoire. Par endroits, des poils blancs arrachés par la pierre trahissent aussi à l’œil avisé son passage.
Pourtant plus loin, la piste se perd, et Jigmet envoie ses jeunes dans plusieurs directions possibles. Sans succès ! Je fini la journée sous la douche, plus que bienvenue. Deux simples bassines d’eau bien chaude suffisent à me satisfaire amplement.
D’autres groupes de bharals apparaissent dans nos longues-vues et jumelles, mais toujours pas d’apparition de la panthère. François, Jacques et moi gardons bon espoir alors que le reste de l’équipe commence à se montrer nerveux. Ce cinquième jour, ils font une fois encore tout leur possible pour dénicher sa silhouette dans le paysage alors que nous regardons les pikas (Ochotona nubrica) sauter de rocher en rocher. Ces petits mammifères lagomorphes, proches du lapin, peuvent vivre jusqu’à 6000 m. On les regarde un bon moment évoluer sur un immense tapis de roches de toutes tailles. Par moment, je parviens à en distinguer trois ou quatre en même temps.
Au quotidien, nos pisteurs totalisent ensemble une cinquantaine d’heures d’observation venant s’ajouter aux nôtres, à travers nos objectifs photo ou nos jumelles. Une journée de plus sur le territoire de Shan, la panthère des neiges en Ladakhi, sans qu’elle ne daigne nous honorer de sa présence, ne serait-ce que quelques instants.
On ignore combien elles sont dans la région, comme on ignore combien elles sont sur l’ensemble de leur aire de répartition, comprenant 12 pays comme je l’écrivais précédemment, et 200 aires protégées les accueillant potentiellement. Pour cette région de l’Himalaya indien, les chiffres vont de 200 à 520, et la population totale pourrait compter entre 2710 et 3386 individus selon la liste rouge de l’UICN, mais certains experts avancent les chiffres d’une population globale bien plus importante, pouvant atteindre près de 7000 panthères. La majorité en tout cas se trouve en Chine. Difficile de faire précis avec une espèce dont les membres sont assez imprévisibles, vivant dans un habitat montagneux peu accueillant où les températures hivernales peuvent atteindre les -40°, avec de surcroit une densité de population extrêmement faible. En fonction d’un certain nombre de paramètres et notamment de la disponibilité des proies, le territoire d’une panthère des neiges peut couvrir des superficies allant d’une trentaine de km² au Népal à un millier de km², dans le cas d’une femelle suivie avec un collier émetteur au Pakistan. Leurs territoires se chevauchent parfois. Des frontières par endroits très montagneuses favorisent par ailleurs le passage de l’animal d’un pays à l’autre. Les limites de la liberté des panthères des neiges sont bien plus faibles que les nôtres, sauf quand ce sont nous qui leur imposons. Au Ladakh cependant, ni les panthères ni leurs proies ne sont braconnées. Ce n’est malheureusement pas le cas sur l’ensemble de leur aire de répartition comme au Kazakhstan, au Tajikistan et au Kyrgyzstan où elles peuvent encore être pourchassées et tuées pour les différentes parties de leur corps comme pour leur fourrure. La situation est heureusement aujourd’hui moins préoccupante, avec une volonté de la plupart des états abritant l’animal de contribuer activement à sa conservation. Dans certains pays comme en Russie par exemple, d’anciens braconniers ont été employés à la surveillance de son habitat. Tous enfin, comme de nombreuses ONG, dont Awely, et de nombreux experts, appartiennent à un réseau international spécialement focalisé sur l’espèce. L’échange d’informations et de connaissances contribue à la conservation de l’animal, même si ces éléments peuvent encore être améliorés.
Le matin suivant, nous balayons le paysage une dernière fois avant le petit-déjeuner. Il fait toujours aussi froid, mais le ciel sans nuage présage d’une belle journée ensoleillée. Nous nous sommes fait à ces heures d’attente et d’immobilité, à ces kilomètres parcourus sur des parcours caillouteux nous obligeant à nous arrêter régulièrement pour reprendre notre souffle. Nous avons pris l’habitude d’osciller entre 3800 et 4200 m dans les deux sens et par endroits, il me semble connaître le paysage par cœur. C’est vrai, à quelle autre occasion passons-nous des heures focalisés sur un mur, scrutant en détail la moindre anfractuosité ?
Ici, il me semble avoir commencé à m’approprier l’environnement et à vraiment apprécier la puissance qu’il dégage dans un silence toujours total. Je pense à la panthère et j’aime sa réserve, sa discrétion, sa pudeur. Je brûle d’envie de la voir, mais j’aime l’idée que ce soit elle qui décide du moment. Pas facile de localiser un animal qui dans ces montagnes, peut parcourir sept kilomètres par jour. Nous ne verrons pas les panthères d’ici, nous les verrons ce soir, ou demain, ou plus tard, dans les environs du village de Saspotse notre prochaine étape, ou pas. C’est elle qui décide et cela me va largement !
Nous laissons derrière nous le camp et nos affaires chargées sur des poneys arrivés peu avant. Nous cheminons en descente parmi les énormes cailloux polis du lit de la rivière quand Jigmet me regarde en souriant et me dit :
– Tu sais quoi ? Les deux hommes âgés avec les poneys, ce sont deux frères, et ils ont la même femme qui est donc polyandre. La définition du couple ou du ménage a décidément de multiples visages, de multiples couleurs, de multiples intonations.
Après un peu de route, nous faisons un stop déjeuner à Nemmu où je commande ma traditionnelle assiette de momos aux légumes. Plus loin, nous quittons le macadam, nous arrêtant parfois pour tenter d’observer un groupe de bouquetins d’Asie (Capra ibex siberica), une autre des proies favorites des panthères des neiges.
Rien pour l’instant. C’est un appel de Gailson qui nous relance vraiment dans l’action. Des villageois viennent de l’avertir que sur la hauteur du village d’Ulley, au-delà de notre destination, un bouquetin a été tué avant-hier par une panthère. Nasir au volant met le bouchées doubles. Il reste des bornes et la nuit tombera dans deux heures. On avale les cahots de la piste sans broncher, on passe des virages aériens et par endroits, il me semble que la roue avant qui effleure la bordure sableuse et glissante pourrait nous envoyer dans le vide, unique étape avant d’aller ad patres. Il est fort probable que l’animal soit toujours dans les parages. Attaquant toujours par le dessus, ses courses ne sont couronnées de succès que moins d’une fois sur deux. La panthère des neiges n’abandonne ainsi pas la carcasse avant de l’avoir terminé, et d’avoir le cas échéant, nourri son ou ses jeunes (une portée comporte un à sept petits, le plus souvent deux ou trois). À condition en tout cas, de ne pas être dérangée par une meute de chiens errants affamés. Ces derniers, nourris pas les poubelles bien remplies en été, crèvent la dalle en hiver et entrent en compétition avec elle, dérangeant ses proies et le bétail, les tuant parfois.
Au loin en amont, une grosse maison devant laquelle sont garées quelques voitures. On s’approche et je bouillonne. Les personnes présentes ont placé leurs longues-vues face à la montagne, distante de près d’un kilomètre et encore complètement éclairée par la lumière douce du soleil couchant. Jigmet déplie les tubes de son trépied et je fais de même avec le second. Les pisteurs présents nous montrent du doigt un gros rocher sous lequel se trouverait la carcasse.
Et puis soudain, elle apparaît. Parfaitement camouflée, elle se distingue à peine des nombreuses roches de toutes tailles qui l’entoure. Elle montre d’abords son museau, puis c’est son corps tout entier que je distingue dans l’objectif.
Le spectacle est furtif et déjà, elle disparaît derrière un amas rocheux de bonne taille. Quelques instants plus tard, c’est un second animal qui apparaît tout près. Il est assis, les pattes avant redressées tel un chat qui jouerait avec un bouchon au bout d’une ficelle. Je devine qu’il regarde la seconde panthère encore totalement cachée et dont la patte entre dans le champ. Elle vient gifler délicatement le museau de l’animal que je distingue parfaitement. Ils jouent ! J’invite Jacques à me remplacer et lui décrit la zone où chercher alors que François installe son appareil photo sur son trépied.
Celle que nous avions tant cherché dans les montagnes du parc d’Hemis vient enfin de s’offrir à nous. Et deux individus de surcroît, très probablement une femelle et son jeune. Vu sa taille, ce dernier doit être né en mai ou juin l’année dernière. La mère reste entre un et deux ans avec son ou ses jeunes. Après un moment pour les localiser, Jacques se réjouit du spectacle. François le remplace afin de placer le viseur de son Nikon au bon endroit, puis active son déclencheur à plusieurs reprises. À mon tour, je fais des photos, changeant plusieurs fois l’ouverture. Cet instant est magique ! Une petite demi-heure plus tard, la femelle quitte son abri et descend la pente abrupte (les panthères des neiges vivent sur des pentes dont l’inclinaison moyenne est de 24°) sans difficulté pour rejoindre la carcasse, en s’arrêtant parfois. Je la vois tirer sur la chair du bouquetin dont il ne reste plus grand-chose. Une panthère peut chasser une proie trois fois plus grosse qu’elle, et passer une semaine à la consommer.
Jacques et moi alternons l’observation pendant que François ajuste son cadrage sur la nouvelle zone. Ce n’est que lorsque la lumière devient trop faible que nous décidons d’en rester là, bien décidés à revenir avant le lever du soleil le lendemain. Le sourire aux lèvres, nous gagnons le Homestay où nous passerons les quatre prochaines nuits. Les Homestays sont des habitations où les villageois nous accueillent pour une somme modique dans un confort simple. Ils sont présents dans toute la région, et ce mode d’hébergement est ici une initiative de l’organisation de Jigmet. En obtenant une source de revenu complémentaire à leurs activités agricoles, les villageois sont plus sensibles à la préservation des espèces de la région. Ils sont également formés à l’accueil des étrangers et nous accueillent les bras ouverts.
Nos chambres sont grandes et ne s’y trouvent qu’un matelas posé directement sur le sol, un oreiller, une petite table de nuit et un poêle dans lequel notre hôte vient placer un peu de bois avant le coucher. Pour rejoindre les toilettes, il faut passer dehors. La pièce est originale. Un sol de béton avec en son centre, un trou rectangulaire au dessus duquel on se pose. Une fois terminé, le papier rejoint un petit carton et il ne reste plus qu’à ajouter une pelle de bouse de vache d’un tas posé dans un coin. L’ensemble forme alors un engrais de qualité pour les cultures de nos hôtes. On dîne dans la petite cuisine d’hiver, assis au sol sur des matelas fins. Le poêle tourne à plein régime et il fait vite trop chaud. On mange, on boit du thé mais pas trop, et avons sans surprise comme sujet de discussion les panthères que nous venons de quitter. On parle aussi de nos vies respectives avec Jigmet et nos hôtes qui ne savent rien de la France. Même la tour Eiffel leur est totalement étrangère !
Le soleil dort encore quand nous installons notre matériel au même endroit que la veille. Avec nous seulement, deux autres pisteurs. Il fait un froid de canard et le thé bouillant du Thermos réchauffe relativement. Rapidement, Jigmet localise les animaux. Plus loin qu’hier, nous les distinguons pourtant bien et les suivons deux heures durant. Ils cheminent dans la pente comme si elle était plate, bondissent parfois sur un rocher, disparaissent puis réapparaissent. Dans nos jumelles nous voyons aussi, à bonne distance, deux bouquetins paisibles. Ils sont loin de leurs prédateurs, mais garder un œil sur eux vaut la peine. Assister à une poursuite serait la cerise sur le gâteau. Rien ne se passe cependant, et alors que mes pieds commencent à geler, nous gagnons la maison toute proche qui est un Homestay. Dans la petite cuisine où la propriétaire met le poêle en fonction, Jigmet et Nasir préparent le petit-déjeuner. Puis on s’assoupit tous une demi-heure. En ressortant, les panthères se déplacent encore dans nos longues-vues, mais probablement distantes de plus de deux kilomètres à présent. Nous restons sur place jusqu’au déjeuner, scrutant la montagne et suivant les bouquetins toujours en vue.
À l’extérieur de la maison, parmi les yaks, Jigmet nous présente l’un des abris renforcés protégeant le bétail des panthères, et dont le matériel est fourni à grande échelle par son organisation. Des murs de pierres et un toit de fil de fer à grosses mailles disposé sur des poteaux de bois. Une construction assez semblable à celles que nous avons construites dans les villages du sud du Népal, afin de protéger les bêtes des léopards. Avant, un troupeau entier pouvait être décimé dans la nuit par une seule panthère. Ces incidents aux conséquences parfois dramatiques pour des paysans pauvres, avaient des répercutions préjudiciables pour les panthères des neiges. Au mieux, un ressenti très négatif de l’espèce, plus grave, des représailles avec empoisonnement ou piégeage d’un ou plusieurs individus. La création des abris, comme des Homestays, a largement contribué à modifier cette perception par une considérable diminution de la fréquence des incidents, et l’envie, pour la plupart des villageois, de contribuer à la préservation d’une espèce génératrice de revenus.
Le lendemain matin, nous gagnons un monastère situé au dessus de notre village. En quelques minutes, nos cinq pisteurs ont installé leur matériel et observent en silence le paysage environnant. Moins d’une heure plus tard, Gailson a localisé une nouvelle panthère des neiges. Chacun dirige alors sa jumelle dans la direction indiquée. La dénicher dans un tel environnement est un vrai travail de pro. Elle est à contrejour et de surcroît, ne montre que sa tête sur le haut d’un rocher. Elle est dans la position caractéristique de l’animal qui, de son promontoire, a une vue parfaite sur tout l’environnement en contrebas. Un poste de choix pour envisager la poursuite d’un herbivore qui n’aurait rien vu venir. Avec la panthère des neiges quand on est une proie, c’est un peu comme si le ciel vous tombait sur la tête ! Rien de cela ne se passera ce matin. Le gros chat finit par quitter son rocher, disparaît quelques minutes et tout ce que je vois d’elle ensuite, c’est sa longue queue touffue dépassant un instant de la crête avant de disparaître pour de bon. Trois observations en trois jours, c’est plus qu’il n’en faut pour faire de nous des hommes heureux.
La veille de notre départ du village, c’est un groupe d’Argalis du Tibet mâles (Ovis ammon hodgsoni) que nous observerons longuement dans la pente abrupte au dessus de nous, à quelques pas seulement de notre Homestay. Cet animal est la troisième proie favorite des panthères des neiges, le tableau est quasi complet. Je ne compte pas les nombreux oiseaux qui font le bonheur de François. L’aigle royal (Aquila chrysaetos) et la Perdrix choukar (Alectoris chukar) étant, en plus de la pie et de plusieurs passereaux, les plus communément rencontrés.
Ce soir, je prends ma seconde douche depuis le départ. Une opération qui nécessite un peu de préparation et une certaine dose de courage. La pièce attitrée est à l’extérieur de la maison, et ne sert vraiment qu’aux visiteurs de passage. Ici dans les montagnes, les villageois ne se lavent pas, pas plus le corps que les dents, au mieux se débarbouillent-ils une fois par mois ou moins. Notre hôte m’apporte un sceau partiellement rempli d’eau bien chaude et en moins de deux, je suis déshabillé et debout sur la pointe des pieds, tant le carrelage me fait penser au sol d’un igloo. Je sens le fauve, et effectue un lavage intégral à vitesse record.
Maintenant que nous avons vu la panthère et ses proies, on se prend à rêver de voir le loup mongol (Canis lupus chanco), mais les chances d’apercevoir une meute sur la route du retour vers Leh sont maigres. De notre véhicule, Jigmet, qui ne rate jamais une occasion de sortir ses jumelles dès qu’un environnement s’avère propice à une observation ne quitte pas le paysage des yeux. Il fait arrêter le véhicule à plusieurs reprises, et lors de la quatrième s’écrit : « Wolf » !
Au loin, deux loups courent dans la plaine caillouteuse. Ils sont à bonne distance, plus d’un kilomètre, et apparaissaient petits dans la lunette. Nous nous rapprochons, et pouvons alors en distinguer clairement neuf. Ils sont tous de taille similaire, mais leur pelage diffère d’un individu à l’autre. Certains sont sombres, gris foncés, alors que d’autres ont le poil roux, me faisant penser aux dingos australiens. On s’approche encore pour en voir un traverser la route quelques dizaines de mètres devant nous. Je crois sentir ma mâchoire inférieure se décrocher. On sort les appareils photos et nous rapprochons à pied, surexcités. Les autres loups suivent, traversant la route également. Puis nous les perdons, jusqu’à ce que l’un d’entre eux n’apparaissent au loin, balayant le paysage du haut d’un rocher. Peut-être le mâle Alpha qui s’assure que tous sont passés sans encombre.
Alors voilà, un nouveau voyage se termine. Déjà, je brûle d’impatiente de retrouver mon amie et ma fille, mes parents, mes ami(e)s, comme si la perspective du retour dans notre société où tout va (trop) vite faisait naturellement renaître l’impatience.
Partir au Ladakh sur les traces de la panthère des neiges, c’est faire un voyage hors du temps, hors de notre temps, et pour cette raison, c’est il me semble une belle invitation à le prendre enfin, le temps.
Fin novembre, j’accompagne un nouveau groupe, vous en êtes ?
Merci de nous avoir permis de te suivre. Si seulement je pouvais aller…
C est magnifique … j’ai lu avec impatience, car même s’il fallait prendre le temps, cette quête est devenue haletante. J ai vraiment eu l’impression d’y être, j ai froid au pied, et le cœur qui bat !!! Merci pour cet incroyable récit !