Le grand jour est arrivé. Dans quelques heures, j’aurai atteint la fin de cette longue piste de latérite. Je retrouverai le bitume sur lequel je pourrai pédaler sans peine.
J‘aurai aussi la possibilité de manger à ma faim, de boire sans limites, de lire le courrier qui m’attend à la poste restante et d’en envoyer. Mes yeux restent figés par ce spectacle encore lointain des Monts Olgas qui marquent la fin de ces 800 kilomètres de désert.
Peu après, alors que je suis encore à une heure de l’axe bitumé, mon organisme refuse de me donner toute la force nécessaire pour parcourir les ultimes lignes droites. Si près du but, j’en bave vraiment beaucoup, pousser mon vélo tout-terrain à de nombreuses reprises m’épuise. Mes réserves d’eau et de nourriture touchent à leur fin, j’ai vraiment hâte d’y être. La masse des Olgas se précise.
Il fait une chaleur à crever malgré les quelques nuages qui apparaissent dans le ciel. J’ai mal partout, dans les jambes, les reins et les poignets. Mes idées sont confuses.
Il me semble que mon corps tout entier a attendu le dernier moment pour me mettre face à mes sensations, maintenant que les difficultés sont provisoirement terminées. Au bout de la dernière portion de sable rouge, le bitume de la route. Je fais un effort pour immortaliser ce moment sur la pellicule. Quand j’atteins enfin le macadam, le temps se gâte. Il reste une cinquantaine de kilomètres pour atteindre le village de Yulara où je pourrai me restaurer et dormir. La température reste élevée, mais le ciel se couvre de plus en plus de nuages gris menaçants. Mon vélo sur la béquille, je m’ouvre un sachet de jardinière lyophilisée que je mélange au peu d’eau qu’il me reste. Pas chauffé, le plat à un goût exécrable. Certains morceaux n’ont pas été suffisamment humidifiés et sont encore pleins de poudre
Malgré tout, cette maigre pitance me redonne quelques forces et m’aide à aller jusqu’à un point de vue où sont garés de nombreux véhicules. Un couple sort d’un énorme camping-car de location. La poitrine bardée d’appareils photos, le visage d’un blanc pâle caché par un filet anti-mouches, ils me font sourire. Ils sont Allemands et se font un plaisir de remplir mes bidons d’eau et de jus d’orange frais. Il est difficile pour eux de réaliser à quel point ce geste sympathique, mais banal, peut me faire du bien. Dès qu’ils me tournent le dos, je vide d’un trait la moitié de ces réserves nouvellement constituées.
La route passe à faible distance d’Ayers Rock,
le plus gros monolithe de la planète que les Aborigènes appellent Uluru. La fatigue est trop grande pour que je m’en approche aujourd’hui. C’est avec près de 140 bornes au compteur que j’aperçois les toits des hôtels de Yulara. Alors que j’ai de plus en plus de mal à pédaler, j’emprunte la petite route qui mène au centre de ce lieu discret.
Construit à une distance respectable du rocher pour être le moins visible possible du sommet, Yulara est l’unique endroit du parc où il est autorisé de passer la nuit. C’est un véritable oasis où l’on trouve de tout : un aéroport, un office de tourisme, une petit hôpital, un bureau de police et une caserne de pompiers, des hôtels de luxe avec piscines, un camping, mais aussi un petit supermarché, une maison de la presse, deux boutiques de souvenirs, une poste, une banque, un pub et quelques restaurants. Aucune autre construction n’est autorisée. Grâce à cela, le site naturel est protégé, vierge de toutes baraques à frites et autres vendeurs de toutes sortes qui diminuent très nettement ailleurs l’attrait de certains endroits pourtant d’un grand intérêt.
Le centre du village est construit en cercle autour d’une petite place où sont installées plusieurs tables. Autour d’elles sont assis des touristes à la peau très blanche sur laquelle brillent des reflets de crème solaire. Mon porte-monnaie est vide d’argent liquide et j’espère très fort qu’il y ait à l’extérieur de l’unique banque fermée à cette heure, un distributeur de billets. Ce n’est malheureusement pas le cas ! Au supermarché, ils ne peuvent accepter ma carte et je commence réellement à désespérer quand les deux commerces suivants m’annoncent ne rien pouvoir faire pour moi. J’attendais depuis longtemps cet instant où je pourrais enfin manger et boire sans limite. À très faible allure, je prends la route du terrain de camping avec un dernier espoir. L’endroit est un peu isolé du centre, à l’abri sous de grands arbres. À la réception, je souris quand la jeune femme accepte de me donner 50 $ sur ma carte bleue. Le chemin que j’ai parcouru pour arriver jusque-là a très probablement influencé sa décision. Pendant qu’elle remplit une fiche à mon nom, je fais le tour des rayons d’alimentation et m’encombre les bras de paquets et de boîtes de toutes sortes : gâteaux, bonbons, crèmes, lait concentré, fromage et même hotdogs et hamburgers malgré mon régime végétarien. La faim m’aveugle et côté boisson, j’achète plusieurs canettes de sodas. Avant de sortir, je glisse une pièce dans la fente d’un pèse personne.
Huit kilos, c’est le poids que j’ai abandonné au Grand désert de Victoria, près de 500 grammes chaque jour !
Le terrain est vaste et c’est dans un petit coin tranquille que j’installe mon campement, retardant un peu pour mieux le savourer encore, mon premier véritable dîner depuis longtemps. Puis, paisiblement installé devant ma petite tente, j’ingurgite en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, l’ensemble de mes victuailles. Quelques minutes plus tard, repu, mais extrêmement heureux, je me laisse envahir par un sommeil pesant, alors qu’à moins de vingt kilomètres, Uluru disparaît dans un arc en ciel de couleurs.
À l’aube, je monte sur une hauteur pour assister au lever du soleil et voir la masse du caillou s’habiller de tons oranges. Il n’est pas étonnant que cette montagne de feu plantée au milieu du continent ait toujours fasciné les Aborigènes et habité l’âme de leurs ancêtres. Mes vêtements, rougis par la poussière empestent la transpiration. Leurs couleurs initiales ont totalement disparues et la machine à laver est impuissante à les leur redonner. Pouvoir laver mes affaires me fait un bien incroyable et j’ai un plaisir fou à venir ensuite les pendre à un fil et à les voir sécher. La douche quant à elle est indescriptible. Je laisse l’eau couler sur mon corps un long moment avant de faire le moindre geste. C’est la fin provisoire du flacon de solution lavante et du morceau de coton. Aujourd’hui, je ne me limite pas aux mains, au cou et aux sourcils. Ma peau est restée claire et contraste avec le brun très foncé qui recouvre mes avants bras, mes cuisses et mon visage à la barbe dense. Je passe près d’une heure à l’entretien du vélo. Les sacoches et les porte-bagages démontés, j’inspecte tous ses recoins et suis surpris de constater le bon état de l’ensemble des pièces. Je mets un peu d’huile sur la chaîne, un coup de chiffon sur le cadre et je l’abandonne devant la tente, décidé à marcher aujourd’hui. Les touristes sont partout, mais en aucun cas le village ne donne l’impression d’en être envahi. Je récupère mon nombreux courrier à la Poste et passe deux bonnes heures à répondre à chacune des lettres reçues. Puis je couche quelques lignes sur mon journal de bord avant de m’endormir.
Dans la lumière du jour naissant, je parcours les vingt kilomètres qui me séparent d’Uluru, le grand rocher vieux de 600 millions d’années. Malgré les nuages qui recouvrent toujours une bonne partie du ciel, sa masse se démarque bien. Les plus belles photos de cette pierre énorme ne suffisent pas à lui rendre l’aura qu’elle dégage quand on l’approche réellement. Je donnerais cher pour avoir été William Gosse, l’explorateur qui découvrit le monolithe en 1873 et lui donna le nom du Premier ministre d’Australie Méridionale, ignorant que les Aborigènes le connaissaient depuis longtemps sous le nom d’Uluru.
« Cette butte était un seul et immense rocher qui se dressait soudain dans la plaine » écrivait-il après en avoir fait l’ascension.
S’il fut avant Ernest Gilles l’année suivante, le premier blanc sur le site, on suppose que l’occupation humaine sur le terrain remonte à plus de 10 000 ans. Au début des années 40, d’importants élevages de bétail avaient été établis dans la région, sur les territoires des Aborigènes. Dépossédés du sol de leurs ancêtres, affectés dans leurs conditions de vie, les Anangus étaient réduits à survivre parmi les blancs ou à disparaître. En 1958, ils la région devint un parc national ignorant leur présence. En 1976, ils commencèrent une lutte acharnée pour récupérer leurs terres. Neuf ans plus tard, elles leur furent restituées. Aujourd’hui, les Aborigènes Anangus ont un large pouvoir de choix et de décision dans les affaires propres au site.
Au pied du rocher, des cars sont garés en file indienne, déversant sur le sol rouge leurs flots de touristes impatiens. Sans tarder, emploi du temps oblige, beaucoup d’entre eux entament l’ascension des 348 mètres. Je reste un long moment à les observer. Accrochés à la rampe qui les guide vers le sommet, certains redescendent dès les premières dizaines de mètres, tétanisés par le dénivelé vraiment impressionnant. Chaque année, près de 300.000 personnes viennent ici comme en pèlerinage. Les Aborigènes ne comprennent pas pourquoi les blancs tiennent tant à réaliser cette ascension. Ils appellent les grimpeurs des « minga tjuta », des fourmis nombreuses. Monter au sommet est un acte qui les dépasse. Déjà, 25 personnes y ont laissé leur vie, frappées le plus souvent par des malaises cardiaques ou des insolations dues à la température caniculaire. Beaucoup de membres de sectes viennent aussi sur le site. L’énormité du caillou et ses changements de couleur les fascinent particulièrement. De nombreux adeptes du New Age visitent le parc. Cinq cents d’entre eux ont demandé à pouvoir lever les mains au ciel et à dire « Oom » ! L’autorisation ne leur a pas été accordée.
Par un petit chemin, j’entame les neuf kilomètres du tour du monolithe, m’arrêtant çà et là pour faire des clichés. Un Ranger que je rencontre me fait part d’une anecdote intéressante. Régulièrement, chaque mois environ, le bureau de préservation du parc reçoit du monde entier des colis de touristes venus ici quelques temps auparavant. Dans les paquets, des cailloux ramassés au pied d’Uluru et de Kata Tjuta, les monts Olgas. Ayant le sentiment d’être ensorcelés depuis qu’ils les possèdent, ils demandent aux rangers de bien vouloir les replacer là où ils ont été pris afin de mettre fin à la malédiction. Pour les Aborigènes dont la croyance est de faire corps avec Uluru, il n’est donc pas illogique que le mal frappe ceux qui prennent une partie d’eux-mêmes. Je me souviens avoir entendu un discours similaire à Hawaï, concernant ceux qui s’appropriaient les pierres volcaniques.
Mon ventre me fait souffrir et je regrette de ne pouvoir profiter pleinement du moment présent. La nourriture engloutie avant-hier soir après la frugalité des repas dans le désert y est sans doute pour quelque chose.
En début d’après-midi, je pédale vers Yulara que j’ai bien des difficultés à atteindre tant je me sens patraque. Sitôt sur place, je me plonge dans mon duvet où je finis par m’endormir. Mais je suis trop mal pour dormir profondément.
Vomir devient alors un réel soulagement et je passe mon temps entre la tente et les toilettes. Bien qu’encore vraiment mal à l’aise, je suis persuadé que si c’était à refaire, je referai de même quitte à être de nouveau malade. J’avais trop rêvé de nourriture sans limite et mon premier dîner après le désert reste mémorable…